CHAPITRE 16
Des volutes d’encens coloraient l’obscurité ambiante de teintes grises et brunes. Les odeurs âcres du santal et du patchouli se mêlaient dans un parfum lourd et écœurant. Mais l’occupant de la chambre dépourvue d’ouvertures ne semblait pas gêné par cette atmosphère étouffante.
Il était assis en tailleur, les mains croisées sur les cuisses, la tête bien droite, les yeux fermés, dans une attitude d’introspection. Avec son paridhana, jauni par l’âge, drapé comme un lange autour de sa silhouette décharnée, c’était l’image même du gourou en méditation. Sa poitrine rentrée et ses maigres épaules ne se soulevaient qu’à intervalles irréguliers, comme si la respiration n’avait pour lui pas assez d’importance pour qu’il s’y consacrât à plein temps.
La tête chauve, qui dominait un cou long et mince, flottait sur les nuages d’encens qui remplissaient la pièce. Devant cette figure hiératique, sur la natte de roseaux, se trouvait une minuscule clochette de laiton. D’un mouvement lent, presque reptilien, le gourou glissa une main pour la saisir et l’agiter. La main ne comportait que trois doigts allongés.
Très vite, un serviteur aux cheveux blancs accourut : la semelle de ses minces sandales produisait en frappant la plante de ses pieds comme un bruit d’applaudissements. L’homme, vêtu d’une chemise de toile fine et d’un pantalon pénétra dans la pièce et s’inclina.
« Oui, maître. Me voici. »
Ortu ouvrit lentement les yeux et projeta son terrible regard jaune sur la créature prosternée devant lui.
« Je vais manger, maintenant. Quand j’aurai fini, je verrai mes disciples.
— Oui, Ortu. » Le serviteur se retira précipitamment et peu après résonna le bruit d’une cloche provenant d’une partie éloignée du château du sage.
Quelques minutes plus tard, le serviteur revint avec un plateau de nourriture servie dans des bols : du riz avec de jeunes pousses et une soupe épaisse et parfumée. Il plaça le tout aux pieds de son maître et se retira sans faire de bruit. Ses années de service lui avaient appris qu’on ne reste pas en présence du maître sans y avoir été invité.
Pundi, le serviteur, était parti aussitôt chercher les disciples d’Ortu. Tout maître avait des disciples, et Pundi le savait. Les sages attiraient toujours des étudiants sincères, avides d’apprendre les voies de la sagesse auprès de ceux dont les pas foulaient des sentiers plus élevés. Lui-même, bien qu’il fût à présent serviteur, avait été dans sa jeunesse le disciple d’un grand visionnaire qui était devenu brahmane.
Mais les disciples d’Ortu ne ressemblaient à rien de ce qu’avait connu Pundi. Ils n’étaient pas humains. Ils n’étaient même pas vivants. Les disciples d’Ortu, c’étaient six pierres taillées et creuses, de grosses pierres noires dont l’intérieur délicatement creusé ne contenait que de la poussière. Ces pierres reposaient dans six boîtes en bois de teck fabriquées à cet effet. Le bois était ancien et comportait dans sa décoration des mots gravés que Pundi ne reconnaissait pas.
Il y avait des années qu’Ortu n’avait pas réclamé ses disciples. La dernière fois, Pundi s’en souvenait, il y avait eu des rumeurs de démons sévissant dans les collines. On avait retrouvé des vaches sacrées mortes et des veaux mort-nés, le lait des jeunes mères avait caillé dans leur sein, des serpents se fécondaient sur les places de villages et les autels des gramadevata avaient été renversés.
Il tremblait à la pensée de ce qui pourrait arriver cette nuit-là, après la rencontre d’Ortu avec ses disciples. Mais il n’hésita pas un instant avant d’accomplir le désir de son maître. Il n’y avait pas à hésiter face à un maître aussi sévère et puissant.
Il se dirigea discrètement vers la chambre spécialement réservée aux pierres et en sortit la clé d’un petit sac de cuir suspendu à son cou. Cette pièce, consacrée aux trésors, renfermait beaucoup d’objets insolites qui paraissaient à la fois très anciens et d’une certaine façon futuristes, comme si le monde n’était pas encore prêt à en faire usage. Mais il ne s’attardait jamais pour se poser des questions sur ces objets : il lui suffisait d’être autorisé à les voir quand il venait chercher l’un ou l’autre d’entre eux à la demande d’Ortu.
Il repéra la grande malle où étaient entreposées les six boîtes de teck. Il en saisit les poignées de laiton et la souleva pour la porter à son maître.
Quand la dernière boîte eut été placée devant lui, les yeux d’Ortu s’entrouvrirent. D’un petit geste de la main, il congédia Pundi.
L’une après l’autre, il ouvrit les boîtes et se plongea dans la contemplation de chacune des pierres noires et étincelantes. Un bruit, comme le sifflement d’un serpent, traversa l’air. Il étendit les mains au-dessus des six pierres, et rythmant ses paroles d’un mouvement de tête d’avant en arrière, il se mit à parler dans une langue étrange, une sorte de pépiement.
Ses paupières descendirent lentement sur les énormes yeux jaunes, et la tête de vieillard à la peau desséchée comme un vieux parchemin retomba sur sa poitrine. Les mains étranges, pourvues de trois doigts, restaient étendues au-dessus des pierres nichées dans leurs boîtes.
La fumée brune et mouvante de l’encens s’écarta comme sous l’effet d’un courant d’air balayant la chambre. Un murmure grave, sorte de chant à bouche fermée, s’éleva dans l’air, une note persistante issue du plus profond de la gorge d’Ortu. L’étroit bandeau qui entourait sa tête – le kastak – s’éclaira d’une lumière vibrante.
Une par une, si faiblement d’abord que c’était à peine décelable – tout juste le reflet d’un rayon de lumière sur une facette – les six pierres noires s’illuminèrent.
« Qu’est-ce que tu dis ?
— J’ai dit que je crois savoir qui te veut du mal – c’est-à-dire, je pense avoir une idée là-dessus. »
Le visage de Spence, vide d’expression, exprimait maintenant l’incrédulité. « Comment cela ?
— Cela m’est venu à l’instant. Ce doit être à la suite de ta question.
— Alors dis-nous ! » Spence était tout excité. Adjani se pencha en avant de son perchoir sur la table basse.
« Vous avez demandé qui était là…
— C’était Kurt, n’est-ce pas ?
— Mais ce n’était pas sa première visite. Il était déjà venu me voir juste après votre départ à bord de la navette. Non, maintenant je me souviens, c’était en fait plusieurs semaines après.
— Qu’est-ce qu’il voulait ?
— J’y arrive, dit-elle avec un soupçon d’impatience. Laissez-moi me souvenir exactement. » Elle ferma les yeux tandis que son joli visage trahissait l’effort de concentration. « Cela y est. Oui.
— Vas-y, dit Spence qui avait retrouvé son calme.
— Ton M. Millen est venu me voir pour me dire qu’il avait reçu de toi une communication et que tu lui avais demandé de me transmettre un message.
— Et quel était le message ? demanda Adjani.
— Rien, en vérité. Il m’a raconté que tu lui avais dit de me dire que je te manquais, et que nous nous reverrions bientôt… Quelque chose comme cela.
— Cela me paraît plutôt inoffensif, dit Spence, si ce n’était le fait que je n’ai envoyé aucun message.
— J’ai trouvé cela un peu bizarre, mais il avait l’air d’un gentil garçon, et il n’y avait rien d’extraordinaire dans ce qu’il disait. Cela m’avait tout de même mise un peu mal à l’aise.
— Mal à l’aise ? Pourquoi ?
— Eh bien, j’avais eu l’impression, quand tu es parti, que si tu envoyais des messages, tu me les enverrais à moi.
— Tu as parfaitement raison.
— Et pourquoi ? » demanda Adjani.
C’est Spence qui répondit. « Nous étions convenus avant mon embarquement clandestin que s’il se passait quelque chose, je la contacterais elle et personne d’autre.
— En fait, il ne devait pas y avoir de message du tout à moins d’événement important, poursuivit Ari. Mais Kurt paraissait si indifférent à tout cela. Il savait tout du voyage et il savait que… il savait que nous nous fréquentions.
— Il le savait ?
— Il semblait en savoir tellement que j’ai cru que tu lui avais fait des confidences. J’ai pensé que tu avais vraiment envoyé un message et que tu leur avais tout expliqué. Et pourquoi pas ? Cela paraissait normal après tout. Il a raconté que tu lui avais dit que le travail se déroulait sans problème et que tout allait bien. J’ai pensé que peut-être tu étais… enfin, que tu te sentais mieux. Alors j’ai tout simplement accepté ce qu’il racontait.
— Tu lui as dit quelque chose ? »
Ari lui jeta un regard contrarié. « J’espère que je ne suis pas assez bête pour cela ! De plus, il n’avait pas l’air d’être à la recherche d’informations. Il m’a demandé si je savais que tu étais du voyage sur Mars. J’ai dit que je croyais le savoir mais que de toute façon tu ne te confiais pas beaucoup à qui que ce soit. Et c’est vrai Spence.
— C’est tout ? À part le fait que je n’ai jamais envoyé de message, tu pouvais croire que c’était un signe que tout allait bien. Tu as raison.
— Non… ce n’est pas tout. Il y a cette chose dont je viens justement de me souvenir. » Ari paraissait maintenant tendue. Les deux autres étaient suspendus à ses paroles.
« Spence, ils étaient au courant pour le cadeau d’anniversaire.
— Le petit presse-papiers que j’ai envoyé à mon père ?
— Oui. Je n’en avais pas parlé, mais ils m’ont surprise quand je suis allée le chercher dans ta chambre. Tu te souviens ? Tu m’avais demandé de le poster pour toi.
— Je me souviens. Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Rien, en fait. Ils sont arrivés au moment où je sortais. Je leur ai dit que je te cherchais.
— Bien. Et puis ?
— Et puis je suis partie. Mais ils ont vu le presse-papiers.
— Et alors ?
— Alors c’est tout. Ils ont vu un presse-papiers. Mais quand Kurt est venu me voir, il a mentionné les mots : cadeau d’anniversaire. Spence, je ne leur ai jamais parlé de cela. Je l’ai appelé par son nom : presse-papiers. Je le jure. »
Les yeux de Spence s’agrandirent : il commençait à comprendre. « Tu as raison ! Bien sûr que tu as raison ! Mais comment ont-ils pu savoir ?
— Ils ont dû le faire suivre à la trace, ajouta Adjani. Vous êtes absolument sûre qu’ils n’ont pas pu tomber par accident sur cette information ?
— Je suis sûre, en ce qui me concerne, que je n’en ai pas parlé, dit-elle, légèrement contrariée.
— Bon. C’est un élément intéressant, dit Spence l’air préoccupé.
— Très intéressant », murmura Adjani.
Pendant un moment ils restèrent là à retourner les faits dans leur tête. En silence. Finalement, ce silence devint insupportable. Ari dit : « Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? »
Spence hocha lentement la tête. « J’aimerais bien le savoir. »